Haute joaillerie : le nouveau roman
Sortilèges de l’Inde, mystères de l’Atlantide, jeux de l’amour et du hasard… Les collections de haute joaillerie présentées cette saison s’inscrivent plus que jamais dans un processus de narration conçu pour donner un supplément d’âme à des pièces qui peuvent dépasser le million d’euros. Enquête sur cette rentrée joaillière aux accents littéraires.
« Une fois que vous avez dix pierres de plusieurs carats, vous voulez autre chose. Vous voulez un bijou qui soit créatif, qui vous raconte une histoire », constate Victoire de Castellane, créatrice des lignes de joaillerie pour Dior. De fait, les joailliers de la place Vendôme n’ont pas attendu la publication du livre de Christian Salmon, Storytelling – La Machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (1) pour faire de la narration le fer de lance de leur marketing et de leur communication. Selon Salmon, depuis le milieu des années 1990, les marques sont passées du produit au logo, puis du logo à la story, engageant un mécanisme de « reconstruction narrative », afin de contrer les voix qui s’élevaient alors contre la société de consommation, du mouvement Atac à la tribu des No No’s.
Si ce concept du fabricant de mythes (myth maker) n’est pas nouveau dans un monde du luxe qui, depuis quelques années, se targue de vendre du rêve plus que des produits, il prend aujourd’hui une ampleur inégalée dans la haute joaillerie. Pas une marque qui ne se plaise à scénariser ses collections, à narrer des contes mirifiques… Bref, à rendre vivantes des matières premières – de l’or et des pierres – par essence inertes.
Un fort pouvoir évocateur
Il y a plusieurs raisons à ce phénomène. D’abord, le bijou est par nature doté d’un pouvoir évocateur autrement plus fort que celui d’un paquet de lessive ou d’une paire de chaussures. Les pierres précieuses ont une origine (souvent exotique), un passé (parfois rocambolesque), une valeur (toujours exceptionnelle)… En somme, une histoire. À ceci s’ajoute l’assez petite taille des bijoux qui, en interdisant aux joailliers d’y apposer visiblement leur marque, les a contraints à développer un vocabulaire, un style, un langage propre à différencier leurs créations les unes des autres.
Enfin, l’émergence d’une nouvelle clientèle, rajeunie, décomplexée, riche et fortement influencée par l’art et la mode a conduit la place Vendôme à inscrire ses pièces d’exception dans le cadre de collections thématiques qui peuvent se lire comme un roman. En cette rentrée joaillière aux accents littéraires, nous avons donc choisi de rattacher ces nouvelles « éditions » à un auteur. Car le style de chacun n’est pas sans correspondance avec l’écriture de certains écrivains du passé ou du présent.
(1) À paraître le 18 octobre aux Éditions de La Découverte.
Attrape-moi… si tu m’aimes, de Chaumet
C’est l’histoire d’une aimable araignée qui tisse sa toile afin d’attirer dans ses filets d’or de jolies pierres bien taillées, susceptibles de séduire des jeunes femmes élégantes et racées. Car si « L’amour est un plaisir », comme l’a écrit Jean d’Ormesson, Chaumet se plaît à en chanter les louanges au travers d’un langage souple et souriant que ne renierait pas l’académicien français. Ainsi, dans cette demi-douzaine de nouvelles pièces de haute joaillerie, on voit des colliers de dentelle d’or et de brillants arachnéens ciselés dans de justes volumes. On croise des bagues araignées taillées dans des diamants blancs ou des saphirs multicolores, dont les pattes articulées semblent caresser le doigt sur lequel elles se reposent. Il y a aussi des abeilles napoléoniennes, traitées sur un mode gracieux et spirituel comme cette bague-insecte d’or qui, sous des dehors bonhommes, arbore un très rare diamant orange de près de 3,5 carats, lui insufflant son prix de 1,9 million d’euros… Une écriture d’une distinction tout aristocratique.
Fleurs Fatales, de Boucheron
Ce sont « des métaphores végétales d’une femme fantasmée, mythologique, aux pouvoirs envoûtants ». Fleurs Fatales, dernière collection de haute joaillerie de Boucheron, puise directement dans les références stylistiques chères à ce joaillier : le courant symboliste de la fin du XIXe siècle. On songe aux « tendances à l’artifice » de Jean des Esseintes, le dandy du roman À rebours, de Joris-Karl Huysmans, à cette culture du spleen mâtinée d’extravagances, à cette beauté languissante et trouble. Elle apparaît ici dans cinq parures-fleurs qui puisent leur inspiration dans des contes et légendes populaires. Mais Boucheron a réussi à leur donner un parfum particulier, aux effluves baudelairiens. Ainsi, ce collier Botane expose, dans un dégradé de diamants blancs et chair et de feuilles d’or laqué, les trois stades de la vie d’une pivoine, telle une allégorie du temps qui passe. L’histoire se poursuit avec Viviana, du nom de cette fée si follement éprise de Merlin que ce dernier l’enferma dans un buisson d’aubépine. L’aubépine prend l’apparence d’un collier de diamants roses et blancs dardant leurs pistils et leurs épines dans un bouqu